Jean Marc saulnier
- Galerie Borromée
- 28 août
- 4 min de lecture



Alphabet incertain
« Émus, nous redevenons analphabètes[1]. »
Georges Didi-Huberman.
Surprise, l’œuvre s’étale, respire, prend sa place dans toutes les directions, s’éprend de l’espace hors cadre mais pas sans limites. Elle navigue dans celles qu’elle s’accorde. Formes en tous genres, géométriques ou pas, qui font corps avec les supports. Recto, verso, pêle, mêle, haut, bas, vice, versa, devant, derrière, droite, gauche. Le regardeur doit réapprendre à lire dans le festoiement déroutant des créations de Jean-Marc Saulnier. Une certaine proximité pourrait être trouvée entre la démarche de Saulnier et celle de Marc Pessin dont Jean-Pierre Spilmont disait : « Il se peut que les poètes créent la langue. Peut-être, alors, recréent-ils aussi l’histoire au cœur d’un rêve sans sommeil, noyé dans ce qui demeure de pénombre autour de nos vies balbutiantes où naissent, se meuvent et disparaissent des formes inachevées. […] Chercher n’est pas une nécessité. C’est une grâce[2]. »
Pessin et Saulnier, chacun à sa manière, créent des univers imaginaires à partir de la réalité des matières, des formes et des cultures qu’ils croisent ou qu’ils inventent. Les murs deviennent des livres d’histoires que nous nous créons ou que nous redécouvrons enfouies dans les souvenirs de nos lectures et de nos moments de vie.
Dans cette exposition, Saulnier offre un alphabet incertain des formes dont les agencements variés emplissent le lieu d’une ardente écriture. Le visiteur part à la découverte de figures inachevées et sans cesse recommencées. « Un rêve sans sommeil » glisse au-devant de nos yeux. Une sorte de magie prend l’imaginaire du regardeur. L’œil amusé et joueur de l’artiste dispose les signes dans l’espace totalement saisi, enveloppé et enveloppant du sol au plafond.
L’abstraction transmet, sans l’intermédiaire d’une narration ou de figures, le monde intérieur du créateur, ancré dans sa subjectivité irriguée par son parcours d’humain. À son monde offert réagit le nôtre, en écho sensible.
Les matériaux élémentaires choisis laissent supposer, entre autres, une influence de Supports/Surfaces[3]. Que ce soit dans les arts plastiques ou en architecture, les matériaux ne créent pas, ils donnent à créer. « Le mieux est de considérer les matériaux, la construction et la technologie comme des facteurs modifiants, plutôt que comme des aspects déterminants, parce qu’ils ne commandent ni ce qui doit être construit ni sa forme – ceci étant décidé en fonction d’autres motifs. […] Ils facilitent et rendent possibles ou impossibles certaines décisions, mais ne fixent ou ne déterminent jamais la forme[4]. »
À travers la forme, l’artiste engage un dialogue. La consistance de la forme vient au moment où elle met en jeu des interactions humaines, dès lors qu’un intelligible est donné en partage entre l’artiste et le public. La forme alors acquiert une existence réelle. Ses aspects multiples se répandent sur tout type de support, comme un blob, Physarum polycephalum, qui évolue à son rythme et sans limite. Les aspects d’un alphabet incertain qui s’étire et s’échappe, se jouent des contraintes matérielles, marquent les surfaces de leur présence vive et discrète.

« Rendre la dignité à chaque chose déclassée est affaire de beauté[5]. »
Macha Makeïeff
Les gamelles, de Jean-Marc Saulnier, font revenir à la mémoire le chiffonnier décrit par Baudelaire : « Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts[6]. » Saulnier, lui, colle des bouts et des bouts de plastique, de métaux, de verre et de toute brisure qui s’offre à lui, pour former des récipients qu’il nomme « gamelles » ; mais, les gamelles sont de véritables passoires à rêves. Elles laissent passer l’eau, l’air, la lumière et même l’imaginaire – surtout l’imaginaire. Tous les restes, il les utilise, leur rend « justice ». « Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. […] Les guenilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire, mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible : en les utilisant[7]. » Dans les villes, dans les campagnes jusqu’aux chemins de randonnées en forêts ou en montagnes, l’humanité marque son passage, sans vergogne, par toute sorte de détritus. L’artiste glane ces matières inertes, abandonnées et les présente au regard de ses contemporains.
« […] de fragment en fragment, de reste en reste, de ruine en débris, tout le perdu peut être ramené à la lumière du jour[8]. » Sous les doigts de l’artiste, les éléments assemblés deviennent création et apportent leur lot de questionnements. Dans l’instant de la rencontre avec une œuvre, notre présence au monde apparait sous un nouveau jour, des chemins s’ouvrent que nous ignorions. La solitude s’estompe quand l’art nous réunit.
Alain de Caprile
Μασσαλια
Automne 2025
[1] Georges Didi-Huberman (2023), Brouillards de peines et de désirs. Paris, Les Éditions de Minuit, p.141.
[2] Extrait du texte de Jean-Pierre Spilmont écrit à l’occasion de l’exposition : Marc Pessin, le voyageur immobile, de mars à octobre 1999 au Musée Départemental de Saint-Antoine-l’Abbaye (Isère).
[3] Le groupe Supports/Surfaces, mouvement éphémère, première exposition en 1969, scission en 1972.
[4] Amos Rapoport (1969), Pour une anthropologie de la maison, trad. Anne M. Meistersheim, Paris, Dunod, p.36.
[5] Postface de Macha Makeïeff in Hervé Castanet (2024), S.K.beau – Pourquoi l’art embarrasse-t-il le psychanalyste ?, Paris, Les Éditions des Compagnons d’Humanité, p.568.
[6] Charles Baudelaire, Du vin et du haschisch, cité in Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Paris, Payot, p.117.
[7] Walter Benjamin (éd. 2006), Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Le Cerf, Passages, p.476.
[8] Jean-Bertrand Pontalis, Préface à l’édition de Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen [1907], Paris, Gallimard, 1986, p. 9-22.
Catalogue de l'exposition: ICI
Commentaires